Le patriotisme économique en ordre de marche

Publié le par A.P.ré.

1er TRIMESTRE 2006 - No 218

 Le patriotisme économique en ordre de marche  

 

 

 

Par le député Bernard CARAYON*. 

Défense de l’italianité d’un système bancaire, consolidation capitalistique par Porsche de la germanité de Volkswagen, protection par le gouvernement Zapatero de l’électricien Endesa,  réticences britanniques à ce que Gazprom acquiert Centrica, résistances et obstructions américaines à Lenovo et Cnooc, notre ministre du Commerce extérieure l’exprimait si bien à son retour de la 6e conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Hong-Kong (13-18 décembre 2005), « tous les pays font du patriotisme économique ». L’auteur, spécialiste de l’intelligence économique, nous explique ce que revêt la notion de patriotisme économique.  

 

* Bernard Carayon est député du Tarn et président de la fondation d’entreprise Prometheus. En 2003, il a été chargé, par le Premier  ministre, d’une mission temporaire sur l’intelligence économique. En juin 2003, il a remis son rapport « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale ». Ce rapport est disponible sur Internet :

 www.bcarayon-ie.com.   

 

(1) Il autorise, au cas par cas, le gouvernement américain à mener une enquête pour, éventuellement, bloquer le rachat d’une société américaine par des étrangers, lorsqu’il porte atteinte à la sécurité nationale.  

 

La France est sans doute le seul pays au monde où l’idée de patriotisme économique ait suscité la surprise et l’interrogation. Parce que l’on débat encore sur la nationalité de nos entreprises, sur la définition de secteurs dits "sensibles", sur l’opportunité de lutter à armes égales avec nos concurrents, sur la nécessité d’élaborer, enfin, un vrai projet collectif. La création du Committee on foreign investments in the United States (CFIUS) aux États-Unis, il y a une trentaine d’années, et l’amendement “Exon-Florio”(1), apporté à une loi presque cinquantenaire, auraient dû  contribuer à faire évoluer depuis longtemps la réflexion française et plus encore celle de l’Union européenne, qui,  selon les termes d’une correspondance que m’a adressée Peter Mandelson, commissaire européen pour le commerce extérieur, « a critiqué à plusieurs reprises l’interprétation très large de la notion de sécurité nationale faite par  le CFIUS ». Débat clôt depuis trente ans aux États-Unis, le patriotisme économique, en France, n’a émergé que depuis que je l’ai placé au cœur de la politique publique d’intelligence économique (2) et que le Premier ministre s’en est publiquement emparé (3). La vision d’une génération, marquée par le condominium américano-soviétique, était restée binaire dans son appréhension du monde. Cette génération commence à comprendre que l’on peut être solidaire des Américains et des Anglais dans la lutte antiterroriste, sans pour autant être dupe de l’hypocrisie de nos grands concurrents lorsqu’ils imposent leurs valeurs, leur droit et leurs règles de gouvernance mondiale, puis s’empressent de les contourner ou de les violer quand leurs intérêts nationaux sont en jeu. Une nouvelle grille de lecture de la mondialisation s’est imposée. L’idée que l’accélération ininterrompue de la circulation des hommes, des idées, des capitaux et des technologies devait nécessairement générer la paix, la prospérité, la démocratie, a vécu. Partout, la perception des nouvelles menaces – terrorisme, déséquilibres écologiques et énergétiques, nouvelles formes de communication – a restauré le poids et la légitimité de l’action publique, nationale ou internationale. Qui peut contester qu’il revient à l’État de déterminer les priorités nationales, d’élaborer des stratégies collectives et de se donner les moyens de les accomplir ?  

 

L’efficacité caractérise le marché. L’ouverture des marchés ne peut donc être considérée comme une fin, mais plutôt comme un moyen que l’on retient, si son efficacité apparaît naturelle. Lors d’un colloque à l’Assemblée nationale sur les relations entre “investissements étrangers et sécurité nationale(4), Clara Gaymard, présidente de l’Agence française des investissements internationaux (Afii), rappelait « que 16 000 entreprises étrangères sont présentes en France ; que, dans l’industrie, un Français sur trois travaille pour une entreprise étrangère ; que ces cinq dernières années, nous avons vendu plus de 900 sociétés françaises à des fonds américains ou anglo-saxons essentiellement, pour un montant de 350 milliards de dollars ;  

 

REVUE DE LA GENDARMERIE NATIONALE 

 

DOSSIER 

 

(2) Bernard Carayon, Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, La Documentation française, Paris, 2003, page 11.  

 

(3) 3e conférence de presse du 27 juillet 2005, intervention au journal télévisé de 20 heures sur France 2, le 31 janvier 2006.  

 

(4) 10 octobre 2005.struite

 que le CAC 40 est possédé environ à 40 % par des fonds étrangers – ce qui représente environ 450 milliards de  dollars – ; et que nous accueillons chaque année – c’est une croissance de plus de 20 %, depuis 2003 - des investissements étrangers qui ont créé, en 2004, 33 000 emplois ». 

 

 

J’ajouterais que l’Europe reste la zone la plus ouverte aux investissements étrangers. Contrairement à la logique de la concurrence qui prévaut au sein de la Commission, l’Europe s’est construite sur des stratégies industrielles communes, sur l’identification des “secteurs stratégiques”, créateurs de richesses et d’emplois mais également vecteurs de puissance et d’influence. Le psychodrame de l’été dernier - l’affaire Danone -, la surprise d’une Offre publique d’achat (OPA) hostile de Mittal Steel sur Arcelor et le projet de rachat de Suez par Enel ont accéléré la nécessité d’une clarification politique du patriotisme économique. Plus d’un siècle après le célèbre “plébiscite de tous les jours” cher à Renan, nous cherchons à établir des critères rationnels de nationalité pour les entreprises. Mais au-delà de son organisation, de ses capitaux, de ses marchés, l’entreprise est d’abord une communauté humaine, une histoire et une culture partagées. Lorsqu’il s’agissait de boycotter les entreprises françaises lors de la crise irakienne, lorsque Cnooc ou Lenovo cherchent à racheter un pétrolier ou un constructeur informatique américain, les États-Unis ne se posent précisément pas cette question. Ils ont la réponse. Les entreprises, en particulier stratégiques, ne sont pas apatrides. Et dans les situations de crise, les masques tombent : Mittal, présenté comme un groupe européen, a rapidement été défendu par le gouvernement indien. 

Certains voudraient réduire le patriotisme économique à une résurgence protectionniste ou nationaliste. L’esprit de conquête et d’émancipation, qui anime très légitimement les individus, les entreprises et les nations est pourtant au cœur du patriotisme économique. Il repose sur trois principes.  

 

1er TRIMESTRE 2006 - No 218  

 

DOSSIER  

 

(5) Le rapport Doing Business ou les classements des établissements d’enseignement supérieur dans lesquels la France n’est pas toujours mal classée mais plutôt “mal vendue”.  

 

Premier principe, la volonté de lutter à armes égales avec nos partenaires et concurrents. Pour cela, nous devons nous doter des outils, des institutions et d’une stratégie globale tirée de l’apprentissage de ce dont se sont dotés nos partenaires sans émotion, et sans que nous nous en rendions toujours compte. 

Deuxième principe, promouvoir la transparence. Cela revient à nous donner les moyens de repérer et de dénoncer les méthodes déloyales dissimulées par nos concurrents et qui altèrent notre compétitivité : interdiction des OPA hostiles au Japon, méthodes de contournement de la Convention OCDE sur la corruption, rôle des Organisations non gouvernementales (ONG), influence des classements internationaux (5), ou maîtrise et utilisation des technologies de l’information.  

 

Dans ce contexte, jamais le droit n’a été autant valorisé dans le monde occidental, autorisant l’émergence de stratégies juridiques de plus en plus complexes, et dont il faut savoir à la fois se garder et se servir.  

 

Le troisième principe enfin, est un principe éthique, celui du respect de la force du droit et donc du refus du droit de la force. Le respect de ce principe doit assurer notre capacité à agir avec légitimité et permettre de nous mouvoir dans un nouveau contexte de multiplicité d’acteurs concurrents, de contestation du monopole de l’État dans la production du droit, de tentation des “hypers” : hyperconcentration, hyperspécialisation…

 Nous partageons avec nos partenaires certaines valeurs, et celle de la compétition en fait partie. Notre lutte commune contre les déloyautés commerciales doit animer les enceintes internationales et nous faire agir en direction des États qui n’ont pas la même culture : transparence contre l’opacité, force du droit contre droit de la force,  partage équilibré des responsabilités dans la gouvernance mondiale contre l’hégémonisme rampant. Nous devons également exprimer notre volonté politique de lutter à armes égales avec des concurrents qui utilisent les ressorts de l’action publique, pour accompagner les entreprises dans la conquête des marchés mondiaux jugés stratégiques. Nous avons des intérêts concurrents parfois, mais nous avons aussi des intérêts communs. Parce qu’il chagrine les thuriféraires d’un capitalisme débridé qui refusent même l’idée d’une régulation des relations commerciales internationales encore caractérisées par la guerre économique, le patriotisme économique c’est la paix économique.

 

 

 

DOSSIER 

 

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